samedi 11 septembre 2010

le monde (vu de chez vous, Monsieur Roeskens)

Je me souviens du moment où j'ai vu ces cartes postales au travers de la vitrine du marchand de journaux.
J'ai d'abord jubilé en me disant que, oui, il existait encore cette pratique d'éditer des cartes postales des quartiers populaires mais très vite, le verso des cartes postales m'indiqua qu'il s'agissait là non pas d'une édition courante mais du travail d'un artiste contemporain : Till Roeskens.
le lieu ?
Le quartier de l'Esplanade à Strasbourg.
La date ?
2004
l'objet ?
une édition limitée pour les quarante ans de l'AERES, association des résidents de l'Esplanade.
On trouve sur le site de l'artiste toutes les explications nécessaires au fonctionnement de ce qu'il faut bien appeler une œuvre puisque ces cartes postales ne sont finalement qu'une des formes d'aboutissement de la démarche de l'artiste.
Ici, sans aucun doute, en plus de la revalorisation de l'image d'un quartier par la considération de ceux qui y vivent et ce qu'ils en perçoivent, on devine que Till Roeskens a surtout établi un protocole de rencontre et généré du lien.
Difficile de juger de la qualité de ce lien, difficile même d'en estimer l'impact puisque ce geste restera intime mais on peut voir et critiquer les images, témoins de cette relation.
D'abord les lieux.
Comme il s'agit d'une commande établie autour d'un quartier et de ses habitants rien de plus normal que de le voir. Le cadrage effectué ici tient à la fois d'une extrême personnalisation du lieu et d'un hasard de rencontre laissé au choix de ceux qui répondent ou non à la demande de l'artiste.
Finalement le nombre est restreint, du moins c'est ce que laisse penser le nombre de cartes postales éditées, 9 au total.
Il est toujours difficile de faire participer le public qui, à raison ou à tort, se méfie d'une proposition dont il ne comprend pas forcément ni les enjeux artistiques, politiques et sociaux ni même la qualité de la rencontre qu'il pourra faire et son intensité. Car tout de même, il s'agit pour l'artiste de venir chez les gens, dans leur intimité la plus stricte.
Que voit-on ?
Justement rien de l'intérieur des appartements, du moins sur les exemplaires en ma possession, il semble qu'il me manque quelques modèles. Toutes les prises de vue sont tournées vers l'extérieur, vers le paysage, vers la ville. Parfois droit devant et frontal, parfois en plongée, le quartier est visible de jour comme de nuit au gré des demandes. Qui tient l'appareil, qui justifie de ce qui est perçu ou non, on ne peut pas le dire à la lecture des images. L'ensemble est varié et ne donne pas du quartier une image dégradante, loin s'en faut.
A part, la vue très frontale prise depuis Chez Frédérique Bonifaix-Zajdel qui est un peu dure, les autres images nous offrent des perspectives ouvertes, des horizons, de la verdure, de la lumière.
Comment aurait réagi l'association si l'artiste avait accentué la dureté de ce quartier dont d'ailleurs pour ma part je ne sais rien.
Il est question ici d'une objectivité impossible du lieu, et je crois bien que Till Roeskens au contraire tente la totale subjectivité voire une "dé-responsabilité" du choix des images en les confiant à des habitants. Mais cela n'est pas une chose négative car je le répète je crois bien que finalement venir voir et rencontrer est bien plus la préoccupation de l'artiste que d'enregistrer un point de vue sur l'architecture ou la ville.
Cette position est d'ailleurs lisible dans les informations et la constitution même des cartes postales. Au verso de chacune figure le nom de la personne qui a reçu l'artiste pour la prise de vue avec la mention : le monde (vu de chez......)
Pour ma part je m'étonne un peu de la place de la parenthèse venant entre monde et vu. Il s'agit bien d'abord du monde.
Puis ensuite de là où il perçut et non d'un monde vu (donc déjà reconnu) et de qui autorise cette vue avec le nom de la personne en gage de subjectivité.
Mais il suffit de regarder les autres travaux de l'artiste pour comprendre ce détail. Il est d'abord un arpenteur, un artiste des lieux et des espaces plus certainement qu'un artiste de sa représentation subjective. Le monde est pour lui global au sens qu'il est un objet et sa représentation est juste un outil d'appropriation. (enfin je crois...)
L'autre détail surprenant pour nous qui aimons les cartes postales c'est le bord noir...
le bord noir et le bord blanc... des cartes postales !
On sait que les éditeurs épris de luxe, de qualité et même de prétention artistique nous affligent de ce bord blanc si chic qui veut faire passer la carte postale pour une photographie d'art, voire même une estampe. Cette mode a signé le déclin de la carte postale à bord franc en la rangeant au rayon de la carte postale vulgaire, celle dont l'image est salie par les doigts sur les... bords.
Mais le bord noir ?
Disons que tout en m'emmenant vers le tirage photographique de club photo ou du professionnel de studio grandiloquent, il faut avouer que cette pratique est plus rare chez les éditeurs de cartes postales. Elle donne peut-être un côté trop sérieux, trop professionnel donc assez élitiste et peut-être trop cher...
Ce bord fait entrer la photo à l'intérieur du cadre de la carte postale et indique qu'il s'agit d'abord d'une photographie puis d'une photographie imprimée dans une carte postale. Ce bord dit bien l'exclusivité du registre artistique avant le caractère commercial et populaire de l'objet carte postale et de son habitude formelle. Il s'agit en fait, comme on dit dans l'art contemporain d'une installation...
Mais là où l'artiste est habile et même j'ose généreux, c'est qu'il abandonne ces cartes postales aux tourniquets des marchands de journaux et cela remet à sa place ce travail artistique, le rend populaire et accessible jouant des codes et des représentations de l'objet. La preuve :
je me suis fait avoir !
Et j'aime ce doute distillé tranquillement. L'artiste a aussi vendu directement ses cartes postales auprès des habitants dans une bannette autour de son cou. Là, je crois qu'il est à nouveau question de confrontation avec les gens du quartier, d'établir du lien et de les faire réagir à la relation d'image qu'ils entretiennent (ou pas) avec leur lieu de vie. C'est presque devenu obligatoire aujourd'hui, l'artiste contemporain doit rencontrer le public, se justifier et si possible faire de l'animation autour du travail, c'est je crois un académisme bien partagé (que j'ai aussi pratiqué !)
Il faudra trouver le moyen de connaître l'intensité de cet échange, savoir si la vente fut un succès et si les habitants se sont reconnus dans ce type de représentation et d'action.
Sur la nécessité de ce genre d'action, qu'importe finalement, puisque nous reste une belle série d'images témoignage à la fois d'une pratique contemporaine de l'art et de la vie d'un quartier de Strasbourg qui, je le signale, comporte si mes souvenirs sont bons quelques réussites architecturales d'où mon déplacement dans ces lieux.
Au fait les architectes de ce quartier sont messieurs Stoskopf, Hummel et Kronenberger.

Je vous laisse à votre tour, devant les cartes postales :

Le monde (vu de chez Madame Jung Busch)

Le monde (vu de chez Frédéric Bonifaix-Zajdel)

Le monde (vu de chez Dominique Gras)

Le monde (vu de chez Martine Defert)

Le monde (vu de chez Camille et Diane Bonifaix)